Intersectionnalité, qui a peur du grand méchant mot ?

Intersectionnalité, qui a peur du grand méchant mot ?

Cet automne, nous vous proposons un dossier sur la mixité de genre au sein de nos structures d’animation. D’où vient-elle et depuis quand ? Est-elle, par essence, un vecteur d’égalité ? Qu'est-ce que c'est au juste « le genre » ? Comment lutter contre les stéréotypes de genre ?
Tant de de questions qui nécessitent bien une série pour les aborder, et des exemples concrets pour illustrer vos initiatives en matière de mixité de genre.

Aujourd’hui, dans ce sixième et dernier épisode, on s’attaque à un concept que l’on croise partout quand on s’intéresse à la mixité, mais qui peut sembler nébuleux : l’intersectionnalité. L’intersectionnalité c’est un peu la pomme de discorde parce qu’elle propose d’aller examiner de plus près la poussière sous le tapis. On l’accuse même d’encourager le communautarisme et de diviser les progressistes entre eux. Encore un peu, et la fonte des glaces de l’Arctique ce sera pour sa pomme aussi. Pourtant, si l’on s’y intéresse un peu, on se rend compte que c’est une approche inclusive ambitieuse qui vise une plus grande inclusion de chacun. Décodons.


La notion d’intersectionnalité est une notion qui a été conceptualisée par la juriste Kimberlé Crenshaw. À la fin des années 1970, cinq femmes noires portent plainte contre une entreprise pour discrimination à l’embauche, mais la justice américaine ne parvient pas à saisir la la discrimination qu’elles subissent : l’entreprise ne peut être taxée de sexiste car elle embauche des femmes (sans préciser qu’elles sont blanches), ni de raciste, puisqu’elle embauche des personnes noires (sans préciser qu’il s’agit d’hommes). Les catégories « genre » et « race » sont bel et bien mobilisées, mais pas croisées. En créant ce terme, Crenshaw entend exprimer le fait que les oppressions des minorités (comme le racisme, le sexisme, le classisme, le validisme, l’homophobie, la transphobie, pour n’en citer que quelques unes) ne s’additionnent pas simplement mais s’entremêlent pour tresser de nouvelles oppressions, comme celle de ces femmes noires.

Bien avant cela, et pour ne citer qu’une voix célèbre, la militante afro-féministe Angela Davis pointait déjà ce problème quand elle disait ne trouver sa place ni dans le féminisme états-unien de l’époque, trop souvent mené par des femmes blanches et bourgeoises pour ne pas être raciste et classicte, ni dans les mouvements militants pour les droits civiques aux États-Unis, dont les leaders étaient des hommes et où les femmes étaient assignées à des tâches subalternes. Comme toute personne qui s’inscrit dans de multiples minorités, elle se situait à l’intersection de plusieurs discriminations.

Plus encore que de simplement s’additionner, les discriminations s’imbriquent et se renforcent l’une l’autre. Par exemple, une jeune fille ne portant pas de signe religieux visible ne témoignera probablement pas d’une même expérience du sexisme qu’une jeune fille musulmane portant le foulard. Et la jeune fille musulmane ne subira pas non plus les mêmes marqueurs d’islamophobie qu’un jeune garçon musulman. Il n’y a pas d’un côté le sexisme et de l’autre l’islamophobie ; les deux s’articulent pour créer une oppression spécifique.

L’intersectionnalité met en avant l’importance de ne pas traiter les oppressions de manière séparées, mais, au contraire, de comprendre les relations qui les lient sans les hiérarchiser. Angela Davis le résume bien, « Il n’y a pas d’abord l’exploitation de classe, suivie par la domination de genre, puis par des inégalités raciales », tout s’imbrique.

C’est aussi la raison pour laquelle un point de vue se doit d’être situé. Quand on aborde le monde, c’est toujours depuis sa propre expérience, depuis son genre, sa couleur de peau, depuis sa classe sociale...bref, depuis son degré de correspondances aux normes en vigueur dans la société dans laquelle on évolue. On vit une expérience depuis une certaine position, plus ou moins privilégiée, plus ou moins opprimée. Selon cette expérience de vie, les causes pour lesquelles on se mobilise ne sont pas les mêmes pour tous. Prendre conscience de ces divers privilèges, ce n’est pas compter les points de culpabilité ou d’oppression ;c’est regarder le plus objectivement possible la position qu’on occupe dans un système de normes. Une fois que l’on se situe, on comprend mieux pourquoi telle oppression nous touche plus particulièrement, et pourquoi nous constatons telle autre sans être émotionnellement impliqué.

Se situer, c’est aussi prendre le chemin d’un recul nécessaire à la compréhension du positionnement d’autrui. C’est s’empêcher de hiérarchiser les luttes : ce n’est pas parce qu’une cause ne nous touche pas personnellement qu’elle n’est pas absolument cruciale pour d’autres. Enfin, prendre conscience de sa position, c’est aussi accepter de voir que l’on participe peut-être au problème d’une autre personne. L’intersectionnalité n’est pas confortable, elle nous confronte avec nous-même, ce qui n’est pas toujours agréable, mais nécessaire pour faire changer les choses.

Alors comment faire collectif, comment se rassembler autour d’un même discours quand on a mis au jour nos différences? Comment dire « nous » et vivre une « vraie » mixité?

C’est probablement le défi le plus important lancé par l’approche intersectionnelle, mais un défi qui vise à rendre ce collectif plus juste pour tous.

Une piste lancée dans l’interview menée auprès de Chloé, coordinatrice du planning Infor’femme, serait peut-être de partir d’une oppression vécue, d’en comprendre le mécanisme pour l’identifier et ainsi pouvoir le repérer à l’œuvre lors d’autres situations d’oppression.

bell hooks, une des grandes penseuses de l’intersectionnalité, considère ce concept comme éminemment politique et vecteur de changement. Selon elle, être ensemble, c’est créer une base solide à la solidarité politique. Dire « nous », dans ce cas, ce n’est pas se retrouver tous sous la bannière d’un même vécu, mais c’est reconnaître l’oppression de l’autre, reconnaître sa lutte pour son émancipation et y prendre part. Dire nous, c’est accepter de s’unir sous une même lutte politique malgré nos différentes expériences personnelles. En un mot, c’est accepter d’unir les alliés et les concernés, dans le respect de chacun pour viser le changement social.

Et si c’était ça la clé de la mixité égalitaire ?

(Re)sources :

* Angela Davis, Femmes, race et classe, (1ère édition 1981, trad. Dominique Taffin), des femmes, Antoinette Fouque, 1983
* Intersectionnalité : De la théorie à la pratique, Bénédicte Janssen, Novembre 2017
* bell hooks, de la marge au centre : théorie féministe (1ère édition 1984, trad. Noomi B. Grüsig), Cambourakis, Sorcières, 2021

 

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