Cet automne, nous vous proposons un dossier sur la mixité de genre au sein de nos structures d’animation. D’où vient-elle et depuis quand ? Est-elle, par essence, un vecteur d’égalité ? Qu’est-ce que c’est au juste « le genre » ? Comment lutter contre les stéréotypes de genre ?
Tant de de questions qui nécessitent bien une série pour les aborder, et des exemples concrets pour illustrer vos initiatives en matière de mixité de genre.
Aujourd’hui, troisième épisode, après avoir exploré ce qu’était une fille et ce qu’était être un garçon d’un point de vue individuel, on se demande ce que c’est que d’être une fille ou un garçon dans la société. C’est quoi faire partie du groupe des hommes et de celui des femmes ? D’où vient cette grande différenciation et qu’implique-t-elle ? Des pistes dans cet article et dans le podcast ci-dessous.
Nous l’avons vu, dès la naissance, et même avant, nous classons les personnes dans deux grandes catégories : celles des hommes et celles des femmes, basées sur l’observation du corps du nourrisson. Cette catégorisation en deux groupes à partir de l’anatomie est une convention sur laquelle tout notre logiciel de pensée repose et cela même si nous sommes régulièrement confrontés à des cas qui invalident ce schéma.
D’ailleurs, de part le monde, d’autres catégorisations existes : les hijras en Inde, les sipiniit des populations inuites, les mahus en Polynésie française...
Le masculin toujours considéré comme supérieur au féminin ?
Pour l’anthropologue Françoise Héritier “partout, de tout temps et en tout lieu, le masculin est considéré comme supérieur au féminin.” Pourquoi ? Elle a cherché l’origine de cette catégorisation pour toutes les sociétés humaines. Sa conclusion : il y a bien une division entre le féminin et le masculin dans toutes les sociétés. Ce qui se trouve sous l’une ou l’autre catégorie varie, mais ce n’est pas tant sur des bases anatomiques que sur le critère de la fécondité. Il y a ceux qui peuvent enfanter, et font donc partie du groupe des femmes et les autres, ceux qui ne peuvent pas, alors c’est le groupe des hommes. C’est donc bien la fécondité qui est le critère ultime de classement, les critères anatomiques n’étant que les «indices » de ceux qui peuvent ou ne peuvent pas enfanter.
Elle cite ainsi l’exemple des Nuers d’Afrique Orientale : lorsqu’un couple ne parvient pas à avoir d’enfants, c’est la femme qui est supposée stérile. Dès lors, elle est considérée comme un homme. Elle retourne alors dans sa famille de naissance et joue le rôle de l’oncle pour ses neveux et nièces.
C’est à partir de cette différenciation-là (ce qui est fécond/ce qui n’est pas fécond) qu’elle analyse les rapports entre le groupe des hommes et le groupe des femmes. Elle montre alors que la division entre deux catégories différentes et la hiérarchisation de ces deux catégories sont inséparables. Pourquoi ? Parce que pour se reproduire, l’Homme (non-fécond) doit passer par la Femme (féconde), il ne peut le faire lui-même. Pour « compenser » cette incapacité (et pour s’assurer de la filiation de l’enfant), il va contrôler la fécondité des femmes, c’est à dire contrôler le corps des femmes. C’est à dire contrôler les femmes elles-mêmes. C’est ainsi que les normes qui structurent les sociétés humaines apparaissent. Parmi celles-ci, quelques exemples : l’échange des femmes via le mariage, l’acceptation de l’adultère du mari, mais pas celui de l’épouse, l’héritage du nom par le père etc. Il ne s’agit donc pas d’une différence dans l’égalité mais d’une différence dans un lien de subordination. C’est ce que Françoise Héritier nomme la valence différentielle des sexes.
Valence différentielle des sexes, domination masculine, patriarcat... ces concepts, bien que différents, se rejoignent sensiblement sur une même réalité : division en deux groupes et supériorité de l’un sur l’autre. Même si aujourd’hui, la plupart des femmes ont la possibilité de contrôler elles-mêmes leur capacité à enfanter grâce à divers moyens de contraception, l’organisation des sociétés est basée sur ces normes depuis des milliers d’années. La domination masculine est donc ancrée au cœur de nos quotidiens.
Reproduction de la domination masculine
Pour Bourdieu, si la domination masculine existe et se reproduit, c’est grâce à la violence symbolique. Le groupe dominant impose au groupe dominé sa vision du monde, ses normes, ses codes implicites qui oppressent le groupe dominé et le maintient dans cette position. S’il ne s’agit pas de violence physique directe, la violence symbolique n’en est pas moins réellement violente. Le groupe dominé (ici, le groupe des femmes) incorpore, de manière inconsciente, la grille de lecture du groupe qui l’oppresse. N’ayant pas accès à des outils qui lui sont propres, il ne peut (se) penser hors de la relation de domination et ne peut donc s’en émanciper.
De ce fait, la vision du monde du groupe des dominants s’en trouve légitimée : « c’est comme ça, c’est dans la nature des choses », y compris par le groupe opprimé. Dans cette logique, par exemple, les femmes n’ont pas besoin qu’un homme leur dise qu’elles ont moins de valeur que lui pour agir en conséquence, elles ont intégré la misogynie à leur encontre. La domination masculine est donc reproduite et légitimée par de la violence symbolique.
Stéréotypes, préjugés et normes de genre
Les stéréotypes et les préjugés sont des outils de reproduction de l’ordre établi, en l’occurrence, de la domination masculine. Un stéréotype est un raccourci, une simplification de la réalité, partagé par un groupe social au sujet d’un individu ou d’un autre groupe social. Par exemple, « Les femmes ont l’instinct maternel ».
Un préjugé relève du jugement porté sur un personne ou un groupe a priori et crée l’attente d’un comportement adéquat. Il s’appuie donc sur les stéréotypes qui y sont accolés. Le préjugé peut être positif ou négatif, il n’en est pas moins enfermant et vecteur de différence de traitement et donc d’inégalités ou de discrimination. Ils façonnent, dès la petite enfance l’adulte de demain. Par exemple, « Julie doit avoir l’instinct maternel puisque c’est une fille. Lors du camp annuel, c’est elle qui va s’occuper de raconter une histoire et de mettre au lit les petits du groupe. » Ce qui est attendu de Julie est attendu d’elle parce qu’elle est une femme. Et Julie est probablement toute disposée à répondre à cette attente. Elle a appris, depuis toute petite, avec les poupées qu’elle recevait à ses anniversaires, qu’il était normal que se soit elle qui prenne soin des plus petits.
Parce qu’ils simplifient la réalité, nous adhérons facilement aux stéréotypes bien qu’ils nous empêchent de penser les nuances et appauvrissent notre perception de la réalité. Ils valident l’ordre établi et en véhicule l’idéologie. Les stéréotypes et préjugés liés au genre fonctionnent dans un double mouvement : d’une part ils différencient le groupe des hommes et celui des femmes et, d’autre part, tendent à définir une idéal de chacun de ces groupe.
Par ce double mouvement, ils normalisent donc le rôle du groupe des femmes et du groupe des hommes et définissent ce qu’est être une fille et ce qu’est être un garçon. Ainsi, Julie ne remettra peut-être jamais en question le fait de se voir systématiquement confiée la tâche de l’endormissement des petits et Malik ne lui proposera peut-être pas de partager cette charge. Ce qui est dommage parce que Malik connaît un tas d’histoires du soir et que Julie a peut-être bien besoin ce petit moment de pause que les autres animateurs s’octroient quotidiennement avant la réunion de débrief de la journée...
Bibliographie
*« Le consentement sociétal à la reproduction de la norme »,
*« Orientation sexuelle, identité de genre et expression de genre »
*« Quelle différence entre stéréotypes et préjugés ? »
*Héritier Françoise. Le sang du guerrier et le sang des femmes. In: Les Cahiers du GRIF, n°29, 1984. l'africaine sexe et signe. pp. 7-21.
Ce troisième article de la série Mixité est accompagné d'un podcast. J’ai interviewé Dorothée, bénévole au Courant d'Air et animatrice du projet "Entre meufs" qui cible les jeunes-filles entre 11 et 15 ans.