À quoi bon travailler avec des publics sans valoriser une part de leur identité ? Si toute l’équipe s’accorde sur l’importance de porter les propos des jeunes qu’elle rencontre, la concrétisation de cet idéal relève parfois du sacerdoce. Échanges à cœur ouvert avec des animateurs tiraillés.
Croyez-vous en la magie ? Jonathan, animateur, a expérimenté celle du dessin en groupe pendant une animation Diversity Power. « Ça sonne cliché de le dire mais, quand chacun est penché sur sa feuille en train de créer, un moment hors du temps s’installe ». La concentration pousse les esprits vers la confidence. « Une jeune adulte du groupe a raconté qu’elle allait se marier et, à mesure qu’elle nous livrait le contexte, on a compris qu’elle ne le souhaitait pas vraiment, qu’il y avait un aspect “arrangé”. Certaines de ses copines s’inquiétaient pour elles, ça a été l’occasion d’en discuter, sans jugement ». Évidemment, aucun rapport avec le projet, ni même l’activité du jour, et l’aveu ne sera jamais immortalisé sur papier. « Ce genre de relations, impossible de les retranscrire dans un dossier pédagogique. Mais elles font toute la richesse de notre métier. J’essaie de les cueillir ». Valou, amatrice, insiste aussi sur la place laissée aux échanges : « Notre objectif porte sur la lutte contre le racisme, mais on se rend compte que notre public y est souvent déjà sensibilisé, en amont de nos interventions. Par contre, une séquence autour des personnages queer dans les Disney a fait surgir énormément d’interrogations sur le genre. En discuter a ravi prof et enfants, car il existe peu d’espace pour l’aborder à l’école. Malheureusement, on manque évidemment de temps pour creuser des points aussi complexes ».
Parfois, les interactions concernent plus directement la thématique de la lutte contre le racisme, comme dans la classe qu’anime Laura. « On y compte à la fois un élève dont la famille a subi la colonisation en République du Congo et une autre… descendante des colons, dans le “camp” d’en face ! » Le premier se montre fier de ses origines, la seconde rougit de honte. « Il faut se saisir d’occasions pareilles, quitte à se déconnecter complètement de l’animation prévue : on a parcouru la carte du monde en identifiant les marques de l’impérialisme historique. La question de la langue a particulièrement interpellé les enfants : des traces d’hier qui conservent une empreinte indélébile aujourd’hui ».
Allumer la mèche rebelle
Tel un orpailleur muni de son tamis, l’animateur doit constamment trier les propos qui resteront enclavés dans la classe de ceux éligibles à une transposition en production artistique. Surgissent ponctuellement des paroles inadmissibles. « L’animation des citrons, sa métaphore peut briller, mais aussi se transformer en cauchemar : ils prénomment un agrume Adolf, ou lui inventent un destin funeste sur fond de drogue dans le caniveau… Que faire de tout ça ? », s’interroge Laurie, animatrice. « La rancœur qu’ont accumulée ces jeunes à force de vivre des injustices tarit la bienveillance, et on n’inversera pas la tendance en deux fois cinquante minutes ». Tout aussi interpellé par les histoires imaginées dans le cadre du même atelier, son collègue Benoît diagnostique « une attitude volontairement provocante. Quand ces enfants formulent des saillies homophobes, parlent de dépression, ils ne font que ressasser des expressions “de grand” entendues à la maison ». Ailleurs, ces vies fantasmées dévoilent les rêves des jeunes : être millionnaire, jouir d’une voiture pimpante. Apprendre à mieux les connaître, de façon moins frontale.
Planter ou se planter ?
Au contact du malaise, une autre métaphore que celle des citrons affleure : celle de la « petite graine », comme un espoir que les nuances semées par les animateurs aujourd’hui germeront demain. Shirley théorise : « la pensée est malléable, elle m’évoque le fusain. Une matière sans support n’émet ni signification ni frontière. Elle se situe dans un état transitoire, forcément limité, car encore en évolution. Comme lorsqu’on accouche de nos premiers dessins : on n’a aucune envie de les exposer, et ils évidemment n’ont pas vocation à l’être. Voilà le sens du travail collectif qu’on produit avec ces élèves : aider leurs réflexions à croître ». Cette démarche ne revient pas à adopter une posture ascendante. Comme le martèle Benjamin, qui co-anime le Cercle des Travailleuses et Travailleurs Pédagogiques au C-paje : « Fondamentalement, citer les dates de règnes de Louis XIV n’a pas plus de valeur qu’énumérer les clubs dans lesquels a joué Mbappé. Seule la société établit une échelle hiérarchisante, que l’on peut évacuer au fil des interactions ». Selon Malvine, chargée de relations publiques, cette idée innerve la philosophie du C-paje de la cave au grenier : « Tout un chacun est porteur de culture. Le travail d’animation favorise l’émergence de celle-ci. Rien à voir avec un Esprit-Saint qui adouberait les jeunes à coups de légitimité savante ». Si le temps vient dans certains cas à manquer pour saisir toute la complexité de l’identité des jeunes, avec l’impression frustrante que leurs réflexes premiers consistent à reproduire ce qu’ils connaissent déjà, le mantra est en tout cas indéfectiblement ancré : écouter plutôt que de se contenter d’entendre.
Attentes atteintes ou déteintes ?
Le projet d’animation en écoles cristallise un paradoxe : sa thématique est choisie plusieurs années à l’avance, et l’équipe le prépare des mois durant, mais ces anticipations minutieuses se voient chahutées par une kyrielle d’impondérables qui forcent l’improvisation : profs absents, groupes multiples, séances annulées… ou jeunes récalcitrants. Est-ce une souffrance de voir les ressources théoriques écumées éclipsées par manque de temps ou d’intérêt des élèves ? « Quand les éléments de mon dossier de documentation sont transmis à notre public par mes collègues animateurs, c’est évidemment gratifiant », avoue Jade, assistante de direction. « Mais l’inverse se révèle également passionnant : j’accède à des perspectives totalement différentes qui prouvent que notre rapport à un sujet est profondément façonné par notre vécu. J’ai fourni indirectement des pistes aux jeunes, mais ils m’ouvrent les yeux à leur tour à travers leurs réalisations et leur savoir propre ». Il s’agit également d’oser s’affranchir un temps du joug des enjeux politiques. Julien, animateur, est intervenu dans une classe de primaire et reste prioritairement soucieux de lancer les enfants sur des matières qui les concernent directement : « Je perçois ponctuellement le sentiment de vouloir les conscientiser à des problèmes qui ne les atteignent pas. Ce qui fait tomber un peu à plat le message sur les stéréotypes dont sont empreints les dessins animés. Par contre, j’ai adoré les entendre sur les valeurs intrinsèques à certains mangas : la fraternité, l’amitié, la persévérance. Ces vertus leur sautent aux yeux, plus que celles contenues dans les Disney ».
Selon Fabrice, pilote du projet, de telles réappropriations invitent à la remise en question : « Aux Rivageois, où nous animons des futurs profs de français, les étudiants ont majoritairement pointé la créativité comme un élément perturbateur, incompatible avec l’enseignement d’une matière. Impossible de les convaincre par nos arguments oraux ». Mais quand déboule l’activité stop-motion, la démonstration devient imparable : « Certains détracteurs se sont incroyablement pris au jeu, et ont compris l’intérêt. Ce déclic m’a rappelé que les outils créatifs mettent parfois les jeunes en difficulté. Au C-paje, nous devons veiller à ne pas pousser le curseur de l’expression trop loin : rester dans le giron des compétences du public, tout en exhortant leur pensée à se libérer ». Sur les bancs de l’école, l’académisme au ban, et le partage comme fondation de l’apprentissage.
PS : l'illustration de cet article a été réalisée par l'artiste Sylvain Peters. Vous pouvez découvrir son univers via sa page Instagram.