Il faudrait être gonflé d’hybris pour le nier : chaque jour, l’animateur s’enquiert de son utilité. Du pragmatique immédiat à la fameuse « graine » qu’on plante, les retombées du travail social cristallisent le questionnement d’un métier parfois éprouvant, dont le contact avec les jeunes se veut le carburant. Interviews croisées avec l’équipe du C-paje qui, si elle ne sait pas toujours « à quoi », reste persuadée qu’elle « sert ».
Il siège au centre des opérations de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour relancer le valétudinaire enseignement post-covid : le PECA, ou Parcours d’Éducation Culturelle et Artistique. Derrière l’acronyme ronflant, une volonté de réinsuffler de l’expression chez les élèves. « Leurs premiers appels à projets ressemblaient beaucoup à du saupoudrage. 120 gamins qui assistent à un concert, ce n’est pas comme ça qu’on va recueillir la parole des jeunes », décoche Malvine, chargée de relations publiques au C-paje. Depuis, le programme s’est amélioré, notamment avec le projet Méliès. Si le temps reste compté, le cadre devient plus propice à l’élaboration d’un support valorisant la pensée de nos publics, à l’instar du Stop Motion. Ce sacro-saint « résultat », voilà des années qu’il trône au cœur de notre travail, avec une injonction paradoxale : réaliser, avec les jeunes, un « produit fini » qui soit « beau » tout en demeurant innervé par leur identité. Tisser une relation de confiance, mais garder un œil sur le calendrier qui défile et l’échéance créative. Et chercher, malgré ces impératifs, à bousculer le cadre scolaire pour introduire des perspectives neuves.
La réflexion percole notamment dans les discussions du Cercle des Travailleuses et Travailleurs Pédagogiques, une instance née cette année au C-paje, sous l’impulsion de Julia Petri (ITECO), pour interroger le sens de nos actions. « On y défend une posture d’ouverture, héritée des écrits de Paulo Freire, qui désacralise le savoir et la verticalité », expose Benjamin, responsable des formations au C-paje, qui y intervient en tant que co-animateur. « Il s’agit de faire comprendre aux jeunes qu’ils bénéficient de plus de liberté potentielle dans l’échange mais que, en conséquence, leur incombe une place à prendre plus importante. Une sorte de devoir d’implication, pour passer de passif à l’actif dans la production du savoir ». Fabrice, détaché pédagogique et pilote de projet en écoles, rebondit : « En arrivant au C-paje, je me suis fixé pour mission de faire connaître le monde associatif aux enseignants pour résorber le fossé qui nous sépare. Montrer qu’on peut accomplir des objectifs de citoyenneté et d’esprit critique autrement qu’en soulignant des mots-clés dans un texte. Par le théâtre, l’improvisation… Quitte à aborder ce qu’on suppose que les jeunes maîtrisent. Par exemple, le manga. On peut aussi en faire un tremplin vers le débat et l’expression, qu’ils en lisent ou non ! »
Casser les codes
Laisser la place aux publics ou chercher à leur inculquer des connaissances inédites, dans l’espoir qu’ils se les réapproprient ensuite ? Cet équilibre délicat traverse tous nos projets, Diversity Power en tête. Dans les sept écoles où le C-paje intervient, même vocation de perturber la dynamique de l’enseignement traditionnel, avant même de songer à l’artisanat qui résultera de la quinzaine de séances. Jonathan, animateur, croit en ce pouvoir-là : « À chacune de nos visites, les jeunes sont curieux de ce qu’ils vont pratiquer de nouveau. La créativité pure a un aspect reposant pour le climat de la classe, mais stimulant d’un point de vue individuel : le cerveau associe des couleurs, interprète une image, et de nouvelles connexions s’opèrent ». En déboulant, le C-paje redistribue les cartes de la routine scolaire. Pour Shirley, animatrice, « former des sous-groupes, c’est déjà rompre avec les habitudes des élèves. Ils n’osent pas toujours s’exprimer face aux profs ou à l’ensemble de la classe, et les répartir en cellules favorise l’émergence de constats essentiels, par exemple que les afrodescendants ne sont pas les seules victimes du racisme ».
Autre outil redoutable : le dessin, qui offre une solution lorsqu’un tiers du groupe est constitué de primo-arrivants. Dans ces moments-là, on se soucie moins du rendu graphique que du message qui transite. Laurie abonde dans ce sens : « bien avant les apports pédagogiques ou artistiques, dans certains groupes, la transmission d’un savoir-être constitue une priorité inévitable. Leur montrer que nous sommes prêts à débattre, à écouter, lovés dans un cocon bienveillant… Sans être prêts à tout entendre pour autant ». Dans l’une des écoles primaires, une escapade à la mer « en résidentiel » permet d’ailleurs de prolonger le projet « en consolidant la cohésion du groupe », insiste Julien, animateur, qui définit l’expression plastique comme un vecteur universel d’expression. « Les faire changer d’air anéantit plein de barrières, et ce serait encore plus efficace si on pouvait débuter l’année par cette mise au vert ». Échanger d’abord, concevoir ensuite : un idéal pas toujours compatible avec les contraintes organisationnelles.
Objectif has-been ?
Avec cette focalisation sur le vivre-ensemble, on en viendrait presque à oublier que le projet est chapeauté par une thématique annuelle : la lutte contre le racisme au prisme des stéréotypes que contiennent les dessins animés, avec le sexisme de Disney en figure de proue. En amont, Jade, assistante de direction, confectionne un touffu dossier pédagogique pour épauler les animateurs dans leur compréhension du sujet. Celui-ci « s’avère vaste, comme une immense cité souterraine planquée sous une montagne percée de tunnels. Je commence par y dénicher des entrées, en vérifiant qu’elles mènent à des constats pertinents – par exemple, les représentations xénophobes des cartoons du 20e siècle. Mais l’astuce indéfectible consiste à braconner cet animal fabuleux que l’on nomme collègue puis s’abreuver de son regard neuf pour développer des angles complémentaires ». Malgré le soutien précieux de Jade, sur le terrain, les animateurs se sentent parfois désarmés, munis de référents peu connus des jeunes de 2024. Benoît le déplore : « J’ai souvent le sentiment d’enfoncer des portes ouvertes, car d’autres adultes ont déjà rabâché les oreilles de ces élèves avec la lutte contre les stéréotypes : ils l’ont intériorisée. Et puis, les dessins animés actuels se révèlent plus inclusifs, cherchent à représenter plusieurs ethnies, à montrer tout type de corps ». Laura surenchérit : « Les représentations discriminatoires sont des écueils de notre époque. Ça nous choque, nous, d’avoir grandi avec Pocahontas sous les yeux, qui est hyper problématique. Mais, les jeunes ont beau s’investir dans sa déconstruction, ils se sentent forcément moins concernés que nous par ce film qui a 30 ans ». Alors, il faut ruser en utilisant des courts-métrages plus universels, comme The Wrong Rock (2019), qui met en scène un champignon raillé par les pairs parce qu’il serait né sur le « mauvais rocher ». Valou, animatrice, a senti que cette séquence décontenançait les élèves : « leur première réaction, c’est le rire. Mais en ouvrant la discussion, se déploient plein de lectures différentes : l’amour, le rejet, l’itinérance… D’une classe à l’autre, l’attention retient des aspects distincts. Toutefois, maintenir ces points clés tout au long de l’année se révèle complexe : les congés ou soucis organisationnels entravent la continuité du processus et, malgré nos prises de notes, eux comme nous perdons le fil ».
Finalement, les ateliers qui cristallisent le mieux la lutte contre le racisme seraient ceux déconnectés de la thématique des dessins animés, comme celui des « Citrons ». Coup de cœur d’une majorité de l’équipe, l’animation attribue aux élèves un agrume, dont ils repèrent les signes distinctifs et inventent l’histoire familiale. Puis survient une mise en situation : que se passe-t-il si une banane souhaite rejoindre le village des citrons ? L’abstraction devient initiatrice de débats salvateurs – qui peuvent aussi déraper, on en reparle dans l’article suivant. Laura ne tarit pas de louanges : « Cette métaphore pour aborder l’acceptation d’autrui a cartonné auprès de notre public primaire ». Le succès est aussi dû au décalage avec l’école. Pas besoin de bien écrire, d’analyser un document… pour faire connaissance avec un citron. « On leur demande même de lui dessiner des yeux : c’est ludique et transgressif de “jouer avec la nourriture” ! Pas de gaspillage : les fruits ont été pressés en limonade ». C’est aussi ça, sortir du cadre.
PS : l'illustration de cet article a été réalisée par l'artiste Sylvain Peters. Vous pouvez découvrir son univers via sa page Instagram.