À l’école secondaire de Liège 1, Julie, Laurie et Cassandra déboulent avec un défi de taille : élaborer une création alliant danse et scénographie… avec un public auquel la théâtralité file des boutons. Quand on ne peut pas s’encadrer, reste à se sentir rassuré par l’écoute d’autrui. L’intimité du « bocal à poissons » a déchaîné les passions.
Pendant l’adolescence, le rapport à son corps semble souvent complexe, voire douloureux. Même lorsque les jeunes paraissent disposés à s’assumer, l’équilibre demeure précaire et peut basculer à tout moment. Cassandra, animatrice spécialisée en danse, a pris ce revirement en pleine poire. « Au début de notre projet Carton jeunes à Liège 1, la bienveillance règne », se souvient-elle. « Libérés de toute timidité, les élèves réalisent des exercices de posture, comme celui des “statues en canon” ».
Puis vient la séquence du « jeu de rôle ». La classe est séparée en deux équipes qui s’opposent. À son tour, l’étudiant tire une carte mettant en situation la compétition et les injustices inhérentes au monde du foot, la thématique de l’année. Chaque cas de figure se traduit par des pas en avant ou en arrière sur un terrain imaginaire, et l’objectif consiste à en atteindre le centre (« je suis victime d’un arbitre raciste, je dois reculer » ; « je marque un goal contre mon camp, ce qui fait progresser l’équipe adverse »). « Ce jeu, que l’on a pensé pour qu’il fasse émerger des problèmes structurels, sert de caisse de résonnance à des tensions au sein de la classe », remarque Laurie, collègue de Cassandra. « Il construit un rapport d’affrontement éminemment frontal, qui implique le corps, notamment lorsqu’une carte demande à chaque équipe de danser. Ce n’est pas la même chose de gigoter seul devant son miroir que face à d’autres jeunes de son âge, de surcroît dans un contexte de compétition ». Il faut ajouter celui du timing post-pandémie : « on est intervenu dans les écoles au moment où les masques tombent, enfin. Après deux ans de visioconférence, vécus à quinze balais – un âge charnière – les élèves ont plus de mal à s’afficher à la proue du monde. Qu’on soit parvenus à se regarder entre nous relève déjà du petit miracle ».
Gêne, désengagement, déroute. Julie, notre stagiaire qui arrive en milieu de projet, ne cache pas sa peur : « je perçois rapidement que la cohésion manque au sein de la classe. À mon sens, cet écueil ne vient pas de la thématique du projet, mais d’une mésentente entre eux, sur laquelle on n’a aucune prise ». Cassandra livre une interprétation sans appel : « le cadre de confiance est rompu. Impossible d’assurer que notre création finale contiendra du mouvement. En introduire sans le filet de sécurité de la prévenance mutuelle reviendrait à brûler les étapes ». Alors, on repart des bases. De l’ancrage, des exercices de respiration, où l’on ferme les yeux, des jeux dans lesquels interviennent les prénoms… L’animatrice préposée à la danse hésite, a l’impression de prendre un risque, remet en question son rôle. Puis, survient un remède salvateur, qui permet aux langues de se délier : la technique du « bocal à poissons ».
Les jeunes s’installent en deux cercles, entre lesquels ils naviguent librement. Dans celui du centre, plus restreint, on s’exprime ; dans l’autre, plus large, on écoute. Julie connaissait déjà la méthode. « Elle a radicalement bien marché ! Ça permet de crever l’abcès. Et aussi de leur avouer ce que, moi, j’avais ressenti : ma première séance avec eux a été laborieuse, mais je les ai trouvés bien plus impliqués dès la suivante. Ils étaient ravis de l’entendre ». « Le dispositif les a reboosté », abonde Cassandra. « Ils se sont rendus compte que la participation d’élèves extérieurs à leur classe habituelle pouvait fonctionner, ne relevait pas du fardeau. Ces ressentis ont émergé spontanément, ce qui a resoudé les liens ».
La dynamique n’en devient pas infaillible pour autant. Si une équipe de huit danseurs se constituent rapidement, elle reste frileuse à l’égard de la caméra, envisage parfois de se couvrir le visage. Comment inviter les jeunes à s’assumer sans leur forcer la main ? « L’anonymat ne me dérange pas forcément », prévient Laurie, « du moment qu’ils savent justifier et expliquer leur souhait. Je puise dans leur révolte pour inspirer une manifestation, au cours de laquelle le groupe brandit des tifos affublés de slogans-choc et balance des fumigènes. Il y aurait du sens à avancer que ce ras-le-bol implique de cacher son identité. Mais j’attends toujours leurs arguments de poids, qui iraient au-delà du “je n’aime pas ma tronche” ». En spectacle comme en cortège, qu’il danse ou parade, l’adolescent rechigne à se montrer et à s’assumer. Pour l’y exhorter, les animatrices doivent l’aider à se draper dans une étoffe à la raréfaction croissante : la confiance en soi, à épingler fièrement, comme une boutonnière radieuse.