Retour sur la huitième édition de Soif d’idéal, le Festival du film d’éducation organisé par les Ceméa au Théâtre Mercelis à Ixelles en mars dernier.
Une partie de l’équipe du C-paje, accompagnée par des membres du Cercle de travailleuses et travailleurs pédagogiques, était présente le 21 mars au Festival, une journée à la programmation alléchante. Pas moins de 5 projections étaient proposées au public, entrecoupées de débats et de rencontres. Notons la participation du pédagogue Philippe Merieu, qui éclaira les échanges de son regard bienveillant et expérimenté. Mentionnons également la présence de la sociologue Monique Pinçon-Charlot, avec la projection de son film documentaire « À demain mon amour », qui narre le combat qu’elle mena avec son mari Michel contre les élites bourgeoises.
La journée a été aussi dense qu’intéressante. Je vais vous faire le récit de ma perception toute personnelle de deux autres films projetés ce jour-là.
Le premier film de la journée, « Les enfants de Las Brisas », ne m’a pas personnellement convaincu. Récit trop partial et à charge d’un régime vénézuélien sous blocus qui se débat – comme tant d’autres – avec ses contradictions.Le film documentaire choisit de le diaboliser, reprenant en cœur la propagande anti-révolutionnaire atlantiste, en s’appuyant sur l’histoire – certes tragique – de trois jeunes qui subissent la crise économique et la crispation autoritaire de leur pays. Jouant à outrance sur l’empathie du spectateur pour imposer son discours ; seuls le régime et l’ambition révolutionnaire sont responsables du malheur du peuple vénézuélien. Jamais le blocus ou les pressions étasuniennes ne sont mentionnés. Comprenez, le socialisme est intrinsèquement une impasse. Non pas qu’il aurait fallu le défendre bec et ongles en étant aveugle des dérives, réelles, qui l’habitent mais, une œuvre sans nuances n’est pas pertinente, du moins d’un point de vue éducatif. Bref, manichéenne, unilatérale, partiale… en un mot : décevante.
Amer et quelque peu en colère, je m’installe pour la seconde projection de la journée : « Le Balai Libéré ». Film documentaire de moins d’une heure trente réalisé par Coline Grando relatant l’histoire -passée et contemporaine - des travailleuses d’entretien de l’université catholique de Louvain. Mon humeur maussade héritée de ma première expérience de la journée n’a pas longtemps survécu face à la justesse de cette proposition. Le Balai Libéré, c’est avant tout le nom d’une entreprise de nettoyage autogérée créé dans les années 70 au sein de l’UCLouvain et qui perdura prêt de 15 ans, avant d’être victime de l’ouverture à la concurrence du marché.
Le film narre son histoire à travers la rencontre des travailleurs et travailleuses d’hier et d’aujourd’hui. C’est ainsi qu’au fil de discussions et témoignages, deux générations échangent et apprennent l’une de l’autre. Sur leurs réalités, leurs perceptions, leurs craintes et espoirs. L’ancienne fut militante, solidaire et révolutionnaire. L’actuelle est dépolitisée, fragmentée et résignée. Un point commun émerge cependant : l’inutilité et le parasitage d’un patronat rapace et désincarné. Toutefois, on ne pense plus possible de s’en émanciper. Mais comment pourrait-on seulement l’envisager lorsqu’on ne connaît même pas ses collègues ?
Le spectateur entraperçoit, en même temps que les protagonistes à l’écran, les causes de cet amer constat : l’individualisme, la précarité, l’isolement, la structuration du marché du travail libéralisé et l’incurie perçue des syndicats... Et bien sûr, au pinacle d’entre elles, les conditions de travail. Devant le récit des années vertueuses d’autogestion s’affiche d’abord un scepticisme prudent, réflexe protecteur de personnes qui connaissent le prix et la souffrance des espoirs déçus. Consacrer du temps libre – si précieux – à des réunions entre travailleurs afin de s’organiser avec, comme perspective lointaine, une amélioration hypothétique de sa condition ne fait plus recette.
D’ailleurs, si le Balai Libéré n’a pas survécu, c’est bien qu’il n’était pas pérenne. Que nenni. C’est la politique des appels d’offre de service obligatoires, instituée dans les années 80 qui a eu raison du statut à part des travailleuses autogérées de l’UCL. C’est un dossier d’avantage compétitif allié à des décisionnaires nantis qui ont arraché leurs libertés aux personnes qui s’échinent dans l’ombre à garantir la salubrité de l’université. Dans l’ombre, en effet, car ces travailleuses pourtant essentielles sont invisibilisées. Leurs services s’effectuent très tôt, avant que la population universitaire n’arrivent ou très tard, une fois que celle-ci a quitté les lieux. Lieux qui, malgré un respect de ses occupants diurne très relatif, conserveront le lendemain leur propreté. Et cela, le film le montre très bien. Ce sont deux mondes qui partagent le même espace, mais rien d’autre. L’un a cependant plus conscience de l’existence de l’autre – vu qu’il est à son service.
Le doute cède alors peu à peu à la colère et de la colère naît la volonté. L’appel d’offres est remis sur la table tous les 5 ans. Pourquoi dès lors ne pas essayer d’en déposer un, entre travailleurs, afin de faire renaître le Balai Libéré ? Les salariés possèdent en effet toutes les compétences nécessaires à leur autogestion. Dans les faits, c’est déjà le cas. Le patron est absent ; il n’a même jamais été aperçu sur les lieux. Tout ce qu’il amène, c’est son capital et s’octroie à ce titre la part belle de la plus-value de la force de travail des gens qu’il exploite.
Interrogées à ce sujet, les autorités de l’université, bourgeois éduqués et hypocrites satisfaits du statu quo, tempèrent les velléités autonomistes naissantes. Vous comprenez, c’est compliqué. Il faut un capital, un historique d’activité, un dossier solide… Leurs tournures de phrase faussement sophistiquées et leurs vocabulaires abscons ne suffisent pas à dissimuler leur malaise. La qualité de la mise en scène et les questionnements du personnel nettoyant plein de bons sens populaire exposent alors une vérité toute simple. Les choses pourraient en effet être différentes. Mais en réalité, les décideurs craignent l’autonomie de ces gens qui s’usent au travail, tout ça pour garantir le confort des premiers cités. Peur que leur mode de vie confortable ne soit questionné. Car de l’ordre social dépend leur légitimité. Si un patron est dispensable, peut-être qu’ensuite les gens se questionneront sur leur propre utilité, qu’ils savent toute relative. Prendre un air intelligent, pianoter sur un clavier, tamponner des papiers et arbitrer depuis un fauteuil rembourré des conflits d’étudiants ou d’agenda, voilà l’essentiel de leur quotidien. Est-ce que les écarts de salaire et la valorisation sociale de leur emploi est-elle alors justifiée ?
Naturaliser les statuts et les positions de tout en chacun ; voici l’enjeu cardinal des dominants de partout et de tout temps. C’est ainsi parce que c’est ainsi. Les dominants relaient ce dogme pour des raisons évidentes, conserver leurs positions. Les dominés l’acceptent pour une multitude de raisons. Parce que la lucidité solitaire est une souffrance supplémentaire. Parce que des boucs émissaires servent de couvertures à leurs véritables oppresseurs. Parce qu’ils aspirent eux-mêmes à rejoindre le camp des dominants. Parce qu’ils sont fatigués et résignés. Parce que le prix du changement est trop élevé. Parce que ça pourrait être pire…
Mais parfois, les consciences et les égos s’éveillent, s’organisent et se mettent en lutte. Et parfois, elles sont victorieuses. C’est cela que nous rappelle ce film en même temps qu’il sauve de l’oubli une page de l’histoire sociale de notre pays. Il rappelle également la fragilité des avancées sociales et que rien n’est jamais acquis.
À nous professionnels du secteur socioculturel, il rappelle l’importance de la conscientisation de nos publics et du respect dû aux travailleurs invisibilités. Et ils nous rappellent à tous et à toutes qu’il n’y a jamais de victoire sans combat.
PS : « Le Balai Libéré » est disponible gratuitement sur Auvio via ce lien. Si vous souhaitez visionner la bande-annonce, cliquez ici.