De tous les projets du C-Paje, celui de cette année arbore la thématique la plus liée à son public en écoles. Originaires d’Italie, d’Albanie, du Maroc, de Syrie... Les racines des jeunes s’ancrent dans la migration, parfois synonyme de traumatisme, tantôt souvenir lointain, volontairement enfoui. Terrain miné pour les animateurs ? Terreau fertile pour clamer la puissance de la diversité.
Il y a des sujets dont l’importance pour les animés saute littéralement aux yeux : « en classe, on a placardé les photos des élèves sur la carte de la Méditerranée, raconte Benoît. C’est simple : leurs origines couvrent tout son pourtour ! » Si ce rapport ténu entre public et thématique constitue un tremplin sensationnel vers l’implication, il relève aussi du malaise, pour Laura : « Quand on a en face de nous des enfants provenant de parcours de migration périlleux, qui sommes-nous pour leur expliquer ce qu’ils ont vécu ? ». Jonathan y verrait même du danger, tant l’équilibre paraît délicat à stabiliser : « Je me voyais mal pétrir la problématique de ludique : personne n’a envie de rigoler avec le nombre de morts en mer. Et en même temps, sans insuffler ponctuellement de la légèreté, on stagne dans un marasme de pathos ». Les animateurs doivent parfois oser l'approche frontale, surtout auprès des primaires, qui peinent à associer exode et déréliction. « Pour eux, on nage en pleine fiction. Comme si les migrants étaient des aliens ». Vient alors un quizz perclus de statistiques anxiogènes, inventoriant naufrages et centres fermés. « J’avais l’impression de me vautrer dans le misérabilisme, de les assommer », regrette la travailleuse. « Ils ont pourtant choisi de reprendre ces informations marquantes dans leur fanzine. Beaucoup de questions survenaient sur le terrain, mais nous n’étions pas toujours armés pour y répondre. Les cas sont divers, réclament de la nuance et des connaissances aiguës qui nous manquent ».
Apport d’attaches
Pour incarner des affres souvent abstraits, l’équipe du C-Paje a redoublé d’inventivité. Valou s’est appuyée sur « La roue de la Méditerradestinée », identifiant les éléments importés en Belgique, découverts par l’exploration : inventions, fruits, légumes... « Ils comprennent par la pratique que, sans la migration, on ne mangerait toujours que des chicons ». Plus intime : les enfants sont revenus chez eux munis d’un questionnaire destiné à recueillir les traditions familiales venues d’ailleurs. « On s’est alors rendu compte que la plupart ne connaissaient même pas leurs origines ! Eux comme nous avons appris des coutumes : une danse pour célébrer les naissances gémellaires, une lutte amicale fêtant le passage à l’âge adulte... Ou même un bijou qui traverse les générations de mère en fille, depuis 1850 ! » Plusieurs groupes ont aussi pu jouir de la présence de jeunes fraîchement arrivés en Belgique. Pour Fabrice, cet apport fonctionne comme un électrochoc : « Lors d’une animation collage, on demande aux étudiants de remplir une valise de papier avec les bagages essentiels en cas de fuite. Ce jeune homme d’origine maghrébine a simplement sélectionné des papiers d’identité et une carte visa... Ce qui à ouvert les yeux à ses camarades qui avaient empilé du maquillage, une console de jeu et autres futilités ». Jonathan s'est réjoui d’une dynamique similaire : « Quand la classe accueille une personne qui vient tout juste d’immigrer, elle est écoutée et respectée, suscite de l’empathie ». La barrière de la langue rend les échanges succincts et rares. « Et puis, il ne faudrait pas qu’on vienne à les instrumentaliser ou les stigmatiser ! Hors de question de les ériger en bêtes de foire ». Laura acquiesce : « Lors d’un résidentiel, on a utilisé l’exemple du film “Les Nageuses” plutôt que de tendre le micro aux enfants issus de l’immigration. Cet intermédiaire permettait d’initier le dialogue sur des bases extérieures, sans pousser un jeune dans la lumière : “eh, toi, raconte les horreurs que tu as vécues !” » Mais la peur de brusquer les concernés s’avère aussi contre-productive : « Je pense qu’on s’est montré trop frilieux, car on n’a collecté le témoignage des personnes immigrées qu’en fin de processus, poursuit Laura. En partant de cette matière, nous aurions pu façonner des animations plus proches des réalités ».
Richesses en liesse
Le projet achevé, en repensant à sa préparation, il convient d’admettre que l’aspect migratoire a englouti tout un pan de la Méditerranée, probablement perçu comme plus trivial. « On s’est concentré sur les traversées et leurs embûches, qui ont éclipsé la nourriture, les échanges interculturels, les propriétés géographiques... », déplore Julien. « Des élèves nous l’ont fait remarquer, ajoute Jonathan. Ils nous disaient que cette mer recelait plein de trésors. Qu’en se focalisant sur la fuite des guerres, on occulte un patrimoine rayonnant, plus solaire. J’ai trouvé ça assez juste. La migration constitue un sujet incontournable, mais il a pris trop de place ». L’optimisme de Valou fait feu (grégeois) de tout bois : « La thématique recoupe aussi l’interculturalité, donc le vivre-ensemble. En créant un fanzine en collaboration, cette dimension a été travaillé à l’échelle de la classe ». Même en déployant tous les efforts du monde, certains jeunes axeront toujours leurs priorités sur leur propre quotidien, ce que les animateurs comprennent et acceptent. Laurie relativise : « Ils faut se rendre compte qu’ils sont à un moment charnière de leur vie. Ils changent d’option tous les ans : soudeur, menuisier, mécanicien... Et ils aspirent à gagner au Lotto. Ce qui, au fond, n’est pas bête, hein ? » Et vogue la galère.
NB : l'illustration de l'article a été réalisée par l'artiste Antoine Schiffers, étudiant à l'Institut Saint-Luc de Bruxelles en 2e année de Master Bande dessinée, qui effectue actuellement un stage au sein du C-paje. Nous vous invitons à découvrir son univers via ce lien.