Soliflore et solidaire. Si le premier est destiné à être décoratif et à avoir une ambition étrécie de l'accueil, le second a des visées plus larges et plus fondamentales. Pourtant, à entendre comment il est mis à toutes les sauces, jusqu'au risque de l'indigestion, le susdit vocable semble régulièrement utilisé, oserais-je dire neutralisé, à des fins d'ornement à la bonne conscience et la bienséance. En des termes passablement plus directs : la solidarité est hissée au pinacle quand elle fait propre sur elle et ne dérange pas, ne contrevient pas aux diktats du temps.
Être solidaire aux temps récents, et à la blessure encore fraîche des inondations, c'était se soucier de ses voisins, se rapprocher des victimes, apporter son lot d'aide et de consolations. On y a vu s'engouffrer toutes les bonnes volontés, les meilleures, efficaces ou un peu moins, et aussi les pires : friands spectateurs de catastrophes et véreux opportunistes de l'arnaque en tout genre. Ont suivi avec une rapidité que l'on ne leur connaît pas toujours les philanthropes de la bancassurance et de la politique, assurant que tout serait fait au mieux et dans le meilleur des mondes.
Être solidaire, ce n'est bien sûr pas, trois mois plus tard, s'insurger de l'abyssal (humour aquatique) retard pris en matière d'expertise, de soutien basique et d'avances sur indemnisation. Ce n'est pas s'étonner du caractère plus que tatillon des procédures en œuvre, tranchant singulièrement avec les discours lénifiants de la première heure. La langue de l'argent efface vite la langue du cœur, surtout quand cette dernière est d'emblée un brin contrefaite.
En des temps, que l'on veut croire déjà passés, et pourtant si proches, de Covid, être solidaire, nous était-il martelé, c'était rester loin des proches et proche de rien, si ce n'était d'une sourde obéissance. Dans cette pandémie, il y a eu presque autant d'oxymores que de morts et le bon sens est à compter au rang des victimes irrécupérables. À l'heure où nous nous offrons le luxe de longues platitudes sur en avoir ou pas (du vaccin dans le sang), la solidarité n'est surtout pas de renverser la vapeur dans un reste du monde qui n'a pas le privilège heureux de ces débats et où l'on continue à mourir du Covid (mais aussi, ne les oublions pas, d'Ebola, du sida, de la famine, de la guerre, en ai-je oublié ?). On a parlé pendant une semaine de Madagascar, ont-ils maintenant tous à manger ? Au Yémen, une fois l'anniversaire des 10.000 enfants morts du conflit armé célébré, va-t-on recommencer à ne pas pouvoir compter (sur la communauté internationale) ? L'Afghanistan, qui émerge soudain des privautés des nostalgiques de la guerre froide, va-t-il disparaître suffisamment longtemps du radar des droits humains avant, une fois l'épuration terminée, de revenir siéger au (Tali)ban des accusés ?
La solidarité, ce n'est pas la justice, chuchote-t-on parfois dans la feutrine des prétoires. Mettre en œuvre la revendication sociale, et surtout pas en bloquant des routes qui sont si bien capables de le faire toutes seules, ce n'est pas aider des migrants, en grève de la faim ou pas. Et ce n'est surtout pas exiger de la politique des sorties de crise plus dignes que celle, honteuse, à laquelle nous avons eu droit (non-droit serait tellement plus approprié).
Pour les amateurs de redéfinition, on n'est pas toujours très loin de la réapparition du mot révisionnisme, la solidarité est constamment réinventée. Par la frange à poils ras de la Belgique du Nord qui, plus que jamais francophile, renvoie les wallons à Jean de La Fontaine (réapparition phréatique et frénétique de l'humour aquatique) : "Vous chantiez, j'en suis fort aise, eh bien, écopez maintenant". Et alors, qu'une nouvelle Europe tâtonnante, tenterait d'inventer une solidarité qui ne serait pas uniquement au profit des banques et des grands capitaux, les États les plus à la pointe de la défense des libertés s'accrochent à la souveraineté de leur état de droit(e).
Quand je m'attarde sur les exemples googleisés à l'emporte pièce des définitions du bon usage de la solidarité, j'y déchiffre en filigrane les reliefs de la bonne vieille charité (qui, si bien ordonnée, commence par...). Les lecteurs assidus, s'il en est, de cette rubrique éphéméridienne connaissent mon goût pour l'étymologie. Remémorons-nous donc, au passage, celle-ci du mot solide (et du Littré), dont émane directement solidaire : Qui a de la consistance, dont les particules demeurent naturellement dans la même situation, par rapport les unes aux autres ; il est opposé à liquide et à gazeux. Qui a une consistance capable de résister au poids, au choc, au temps ; par opposition à fragile et peu durable. Terrain solide, terrain consistant, sur lequel on peut bâtir en toute sécurité...
La solidarité n'est pas là pour accomplir, et avec le sourire s'il vous plaît, à la place des autres le travail qu'ils devraient faire et ne font pas. Elle est là pour combattre les injustices, porter la lumière là où on ne la tolère pas, faire tomber les masques, faire grincer des dents. La solidarité est là pour ériger des mâts là où les horizons s'annoncent désespérément plats. À bon entendeur sa lutte !