" Mardi 28, c’est mai ’68 au cœur de Liège
Je descends du train pour m'immiscer dans le cortège
Même pas le temps de lacer mes pompes qu’on me « fluide »
L'autopompe me balaie, je bascule dans le vide "
Starflam - J'étais là
Si vous n'étiez pas occupé, ces derniers jours, par des affaires plus urgentes ou distrait par des préoccupations moins essentielles (mot dans l'erreur du temps), sans doute aurez-vous vu ou lu ou entendu tout (beaucoup) et son contraire (assez peu) sur les événements de samedi dans le centre-ville de Liège. Je vais tenter, à ma manière, de revenir, là où cela me semble nécessaire, sur cette affaire et son exploitation, en essayant de faire le moins possible doublon et d'en documenter, en quelques chapitres thématiques, les interstices peu explorés.
I. La fabrique de l'opinion
Qui que vous soyez, quoique vous soyez disposés à en penser, les informations données sont (quasi) univoques. Une émeute, une manifestation qui dérape, des casseurs, une (ou des) bande(s) organisée(s), au nombre de deux cents (ou trois cents suivant les sources), des violences et des saccages gratuits, des pillages.
Rien qui sonne inhabituel dans la manière dont sont décrites et qualifiées ces scènes, rien qui diffère du menu habituellement servi et qu'à mon corps défendant, il m'arrive parfois d'ingurgiter, tributaire que nous sommes des informations relayées et si pas intentionnellement biaisées, à tout le moins toujours digérées et régurgitées du même côté de la table d'un banquet où tous ne sont pas invités.
Ce qui me permet aujourd'hui d'oser donner de ma voix à contre-temps de cet habituel flux, c'est que, lors de cette dénommée "émeute", j'étais là. Non, n'allez pas me fantasmer en lanceur de pavé masqué, mon masque était bleu et les seuls objets contondants en ma possession étaient mon parapluie et une pancarte en carton (Même pas à moi. Vais-je être accusé de recel de slogan?). J'étais là, non en tant que protagoniste, mais en tant qu'observateur, en tant que témoin. Cela ne fait pas de moi un témoin infaillible et je ne peux pas prétendre avoir assisté à tous les tenants et les aboutissants des faits et des actes posés.... Mais cela me donne un accès minimal à la vérité de la ou de(s) scène(s). Et de là où je parle, je peine à relier l'actualité telle que restituée par les officiels et les médias avec l'actualité vue, sur place, en tant que témoin, durant quand même une bonne heure et demie. En guise d'émeute, j'ai surtout vu une foule de jeunes tantôt fuyant, tantôt courant vers là où ça se passe (ce sont quand même encore des compétences qu'on ne peut pas ôter à la jeunesse, même confinée, que la rapidité et l'efficacité ciblée). En terme de bande, j'ai vu un groupe de personnes jeunes qui se retrouvent au même endroit, au même moment (endroit où sans doute une partie significative d'entre se serait trouvée de toute manière, un samedi après-midi, manifestation Black Lives Matter ou pas, car le centre-ville, et même la logistique de transports en commun, sont conçus comme autant d'aimants géants qui attirent la périphérie vers le centre), tout comme ils auraient pu être une petite centaine de voyageurs circulant ensemble dans un bus bondé entre divers points x et un point y. Cela en fait-il une bande organisée pour autant? Et en matière de nombre, bien sûr à la manifestation, ils étaient nombreux, bien sûr quand ils se sont enfuis devant la police, ils l'étaient encore (moins, mais encore). Quand certains ont forcé la porte d'un magasin de sports et en sont ressortis les bras chargés d'articles jumeaux de ceux dont sont déjà habillés une partie d'entre eux... ils étaient alors largement au-dessous de la centaine. Et concernant les images qui ont été le plus diffusées et commentées, à savoir la longue échauffourée à la sortie du tunnel des bus place Saint-Lambert, si on parle de deux ou trois cents, c'est en comptant les nombreux spectateurs. Les jeunes réellement impliqués dans la bagarre à distance (un jet d'objets divers répondant à un jet d'(e)auto-pompe, une invective à une autre et vice versa), cette masse tentaculaire, cette force organisée, ne devait pas être composée de plus de trente intermittents de l'assaut (c'est-à-dire beaucoup moins que les forces de police). C'est à croire que leur force de frappe les menace comme le retour potentiel d'un boomerang, les éclabousse comme des crachats lancés contre le vent.
II. Qu'est-ce que la violence?
La violence, ce sont, les dégâts, blessures, souffrances (physiques, matériels, moraux) infligés aux uns par les autres (et aux autres par les uns) en vertu de leur situation de force ou de domination (momentanée ou pérenne). Cette violence, ces diverses formes de violence étaient de fait à la manœuvre, comme il se doit, dans la construction des représentations mutuelles qui conduisent inévitablement au sentiment de provocation et à l'affrontement. Cette violence infligée et reçue était indéniable. En lice des individus d'âge et de vécus divers, tous citoyens libres et égaux en droits (mais certains peut-être un peu plus égaux qu d'autres, comme dans la Ferme des Animaux de George Orwell), potentiellement auteur ou victime de violences, les deux le plus souvent, lancés dans une chorégraphie sociologique bien réglée mais dont le sens profond finit par échapper. ..Deux groupes de "bons'' face à des "méchants", deux groupes de "méchants" face à des "bons", pour parler comme dans les westerns ou les films de gangsters... Au final, c'est pareil. Ce sont la dichotomie et le manichéisme qu'il faut éliminer... pas les protagonistes d'un camp ou de l'autre.
Donner ici une tonalité divergente à ces événements ne signifie pas cautionner et encore moins encourager la violence. Je ne cautionne aucune souffrance infligée, que ce soit par intention ou par négligence. Je ne cautionne aucune violence, quelle qu'elle soit; qu'il s'agisse de violence individuelle, de violence collective, de violence entre pairs, de violence institutionnelle, de violence "légale", de violence physique, mentale, culturelle, économique, sociale... Je rappelle simplement que quand le climat tourne à l'orage, la tempête n'est plus très loin et que le vent ne choisit pas ce qu'il emporte sur son passage.
III Mouvements collectifs, revendications.
Rares sont les individus dont la seule voix peut-être portée et entendue. Il faut pour cela avoir atteint un degré inaccoutumé de notoriété, de pouvoir financier, de couverture médiatique, d'autorité morale, scientifique, religieuse, ou de puissance politique. Pour tous ceux dont la parole n'a pas cette envergure, les mouvements collectifs sont une réponse, qu'il s'agisse de pétitions, de manifestations ou d'actions publiques. De cent chuchotis, faire un bruit; de cent bruits faire une clameur, de cents clameurs faire une révolution. Avant d'en arriver là, il y a les porte-voix, les médiateurs, les relais. C'est à cela que sont dédiées les organisations représentatives, les groupes militants, les syndicats. Mais pour un nombre grandissant, difficile de se vérifier effectivement représenté par autrui. Et moins l'on est entendu, moins l'on se sent entendu, plus on sera tenté de le faire à plein volume... Et moins ces paroles, ces personnes sont d'ordinaire, considérées,validées, prises en compte plus le recours à des moyens d'expression alternatifs se profile. Il suffit de voir les sommets de violence atteint lors de la campagne des gilets jaunes, il suffit de se souvenir de manifestations, de dockers, de métallos, d'agriculteurs, de métallos, de pompiers... On brûle, on crie, on casse, on bloque la circulation, on déverse sur la chaussée le lait qu'on a produit, on part en vrille devant la présence en masse provocante de la police, on scie parfois la branche sur laquelle on est assis quand c'est tout ce à quoi on a accès. Et c'est à se demander si, pour bien disqualifier la démarche, il n'est pas parfois tout mis en œuvre pour faire partir la chose en vrille.
La manifestation de samedi passé et ses suites, aussitôt redéfinie par un bel unisson d'autorités et de médias officiels en attaque sur la ville par des centaines de casseurs minutieusement organisées, sort-elle profondément de l'ordinaire? Moi qui ai participé depuis plus de 35 ans à bien des manifs et des mouvements (je glisse ici un petit hommage vite fait à mon papa qui a fait les manifs contre Léopold III et l'hiver 60 et à ma maman qui m'a emmené manifester contre les pouvoirs spéciaux de Martens-Gol quand j'étais très jeune ado), j'en ai vu des énervements, des bagnoles et des portes secouées, des foules qui courent, des pavés et objets lancés, des réactions excédées à la pression policière, des gazs lacrymo et des auto-pompes, des coups de matraques et des arrestations violentes et arbitraires (vu et vécu). Franchement, je ne vois pas en quoi on s'écarte du format traditionnel. Si ce n'est sans doute par la distance plus flagrante ici entre ceux qui disent et ceux qui font.
Est-ce alors parce que ce sont des jeunes qu'on les disqualifie ainsi (pourtant, ceux qui se mobilisaient pour le climat, majoritairement plus blancs et plus policés, n'étaient pas traités avec la même brutalité)? Est-ce parce qu'ils sont racisés (pour emprunter cette détestable expression à la mode)? Oui, ils s'en sont pris à un fast-food et à un magasin de sports; fastoche ils y avaient sûrement déjà leurs habitudes (d'autant plus que la chaîne de vêtements de sports en question a déjà fait l'objet d'assauts, il y a un an et demi, suite aux plaintes pour comportement raciste et discriminatoire contre une de ses gérantes).Oui, ils s'en sont pris à la police et à son commissariat ainsi qu'à l'hôtel de ville, lieux d'autorité et par extension symboles de brimade et d'exclusion. Cela n'excuse pas tout, et même rien. Cela explique au plus. Mais cela n'excuse pas non plus le traitement différencié, quasi diffamatoire, envers ces citoyens-là en particulier. Un média rappelait ces jours-ci la colère du personnel communal liégeois (à la fin des années 80) quand la ville s'était mise en faillite, les heurts qui s'en sont suivis, la mise à sac du crédit communal (oui c'est le truc qui s'appelle Belfius maintenant) et des sièges du PS et du PSC ( oui c'est le truc qui s'appelle CDH maintenant), tous considérés comme responsables par ceux dont le salaire n'arrivait plus et dont un cinquième allait perdre son emploi prochainement. Il y en a de nombreux exemples. Cockerill (vous savez, le truc qui s'appelle maintenant....), Renault-Vilvorde, A chaque cas ses émotions légitimes, ses cibles, ses agissements de masse.Étaient-ce tous des violents casseurs organisés?
Plus le ressentiment manifesté peut-être rangé dans les cases faits divers et voies de fait moins le fond, le contenu, la motivation initiale n'apparaissent. J'ai cherché en vain des images ou des articles sur la manifestation Black Lives Matters (ceci dit, je n'en ai pas trouvé beaucoup plus sur celles contre les violences sexistes du 8 mars). En cette période où, depuis un an, on ne parle que crise, décès, lits de soins intensifs occupés et maintenant de vaccinera, vaccinera-pas? (on a beaucoup joué à George Floyd dans certaines cours de récré, les semaines écoulées; j'imagine que maintenant, il s'agira de ne pas se faire piquer par Astrazeneca), le fond fond sous la température du seul sujet qui compte. Violences sexistes et racistes (parfois les deux ensemble), homophobie, exclusion sociale, urgence climatique, sans-abris et réfugiés, Ebola et sida en Afrique, bal(le) populaire en Birmanie, et une centaine d'autres oubliés du moment sont dans un bateau, tout le monde tombe à l'eau... Qui est-ce qui reste?
L'être humain est un animal comme un autre, qui se sert de sa voix, ses griffes, ses pieds, ses poings pour survivre et défendre ce qui lui est cher. La force et la violence sont des moyens de recours naturels. Ce sont les passages par les cases socialisation, culture, éducation, liens sociaux, valorisation de l'individu et du collectif, mutualisation et solidarité, mais aussi prise en compte et réponse satisfaisante aux besoins vitaux, qui font que l'on n'en arrive pas là. Éducation, socialisation, solidarité, culture, valorisation... toutes ces choses, qui, en ce moment, sont plus mises à mal que jamais. Qui sème le vent...
IV Le mythe des invasions barbares.
Outre le fait que ça fait un joli titre de chapitre, il faut rappeler que ce terme, largement répandu, avec tout ce qu'il a de connotation négative, désigne en fait une série de mouvements migratoires qui se sont dirigés vers l'Europe au cours de l' Antiquité tardive et du Moyen-Age. Ces termes n'ont pas été choisis par pur hasard et ont été resservis régulièrement face aux guerres avec la Prusse ou l'Allemagne, à propos de l'immigration passée et, si le terme n'est plus vraiment utilisé tel quel, son concept et ses relents affleurent dans bien des propos actuels (quand je lis qu'en France, le mois dernier, un Eric Zemmour a été crédité de 13% d'intentions de vote au premier tour s'il se présentait à la présidentielle, je ne pense pas exagérer. Et tant qu'à se faire mal au ventre, vous pouvez découvrir sur le net l'instrumentalisation des images de la manif de Liège par le Parti National Européen). Il est clair que d'invasion, on a privilégié le sens d'attaque, d'envahissement, à ses sens initiaux de entrer dans, parcourir, traverser. Et de barbare on en a fait ce que vous pouvez imaginer, alors qu'il s'agissait, au sens romain, de tout qui était extérieur aux frontières de l'Empire.
C'est ainsi, qu'avec une inspiration toute impériale, le bourgmestre de Liège a défini les jeunes dont il est question dans cet article comme venant d'autres villes ou de la périphérie, c'est à dire extérieurs à la cité (et par conséquent dépourvus de légitimité et de droits citoyens), comme si les banlieues ne faisaient pas partie de la ville et leur population de la vie de son centre. Et voilà comment contribuer, d'un coup de cuiller à pot aux logiques d'exclusion et d'invisibilisation, auxquelles les mesures "sanitaires" de l'année écoulée (et de l'année à venir?) ont apporté de généreux suppléments, comme si besoin était.
Cela fait déjà de longues décennies que les écrits d'Albert Jacquard ont avec une aigüe pertinence pointé la signification originelle de banlieue comme lieu de mise au ban ou de bannissement. Populations mal logées, tenues à l'écart, sans droit de cité (dans tous les sens du terme), seulement bienvenues pour y consommer puis discrètement rentrer chez elles et pour tenir la barre démographique au-dessus des 200.000 habitants qui octroie le statut de grande ville. Avant l'ethnicisation de l'exclusion culturelle et sociale, avant le bruit et l'odeur de Chirac, ce sont des Français de souche (comme certains aiment encore à le dire) qui chantaient : "Quand on arrive en ville, les gens changent de trottoir". La stigmatisation porte des attributs évolutifs.
Ce que certains osent parfois appeler l'échec de l'intégration est essentiellement le produit de politiques socio-économiques, culturelles et urbanistiques.
Des personnes sans droit deviennent des tôt ou tard des personnes sans loi ou écrasées par celle-ci.
Des jeunes non-désirés dans la société où ils vivent ne savent où planter leurs racines.
Comment s'étonner alors que le vent les emporte?
V Jeunesse sans ciel et sans horizon.
Cela en dit long sur une société quand, sous couvert de protection des aînés et de ses plus physiologiquement faibles, elle choisit de sacrifier ses plus jeunes et ses plus socialement défavorisés. Et si ce choix n'était pas conscient, cela n'en est pas plus rassurant. Sans remettre en cause certains de ces objectifs (dont on peut quand même se demander s'ils ont été atteints au regard de l'hécatombe en maisons de repos), il n'est pas indécent de se poser la question des équilibres, des stratégies complémentaires, des dégâts associés, d'un partenariat réel avec la population et les acteurs de terrain dans l'établissement des priorités.
Le déséquilibre est provoqué quand le poids pèse beaucoup plus sur certaines catégories de personnes, certains secteurs. D'un point de vue systémique, le déséquilibre n'est pas nécessairement une mauvaise chose puisqu'il entraîne mouvement, transformation, changement. Quand, comme à l'heure actuelle le système en place empêche par ailleurs mouvement et adaptation constructive, l'étouffement menace et la seule porte de sortie est le chaos. Il serait hasardeux de penser que seul un certain profil ou l'autre de population risquent de franchir les derniers pas qui les séparent de la rébellion. Incompréhension et colère grondent avec une intensité progressive dans la quasi-totalité des segments délaissés. Certes; tous ne réagiront pas de la même manière, par les mêmes moyens. Cependant, le vent se lève. Tous ou presque parlent d'une impossibilité à courber l'échine sans nuance plus longtemps. La désobéissance civile individuelle et collective est à nos portes. Il serait plus qu'urgent que nos autorités s'en émeuvent et agissent en conséquence avant de déplorer de nouveaux affrontements que l'on n'a pas voulu voir venir. La population en général et la jeunesse en particulier ont besoin d'un horizon vers lequel se projeter, un horizon tangible, défini, pas un horizon qui ne cesse d'être reporté. La vie a besoin d'espaces pour éclore et pour s'épanouir, sinon à quoi cela aura-t-il servi de la préserver?
Beaucoup de jeunes et de nombreux citoyens un peu plus avancés en âge ne sont pas les publics spécifiquement à risque en matière de COVID... Mais ils le sont ou le sont devenus en matière de survie, d'isolement, de souffrance psychique, de décrochage, Tout le monde n'aura pas les moyens de survivre à cette crise sanitaire. Et contre cette autre pandémie, ce n'est pas des laboratoires pharmaceutiques que nous devrons attendre un vaccin. Nous sommes maintenant face à un laboratoire social. Soit il est enfin pris en main avec plus d'efficacité que l'actuelle politique de santé publique (et c'est à cela qu'il faudra mobiliser les ressources d'une équipe de presque 12 millions pas à l'obéissance passive face à un patchwork de diktats). A moins que les gestionnaires dudit laboratoire ne soient résignés à faire aveu de faillite.Cela, je n'ose l'imaginer.
Nous sommes à bout de souffle, mais, n'essayez surtout pas de nous vendre du vent.